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aimer tourna les talons et suivit Korbinian hors de la cellule. Un malaise sourd et profond s'était définitivement emparé de lui, bien plus menaçant encore et bien plus dérangeant que celui qui l’avait étreint dans la cellule. C’était même plus que cela encore, comme un sombre pressentiment. Il remonta la coursive pour atteindre l'ascenseur qui lui donnait accès. Korbinian, décontenancé, ne dit rien par discipline. Il n'avait rien entendu de la conversation entre son Sénéchal et l'étrange prisonnier. Tout juste avait-il noté l'énervement extrême de l'officier et l'attitude orgueilleuse et provocatrice du mystérieux personnage. Ils montèrent dans la cabine et sélectionnèrent un étage. L'ascenseur s'éleva rapidement, poussé par les puissants mécanismes qui le servaient fidèlement depuis tant de siècles. Raimer s'appuya sur la paroi, très légèrement. S'en fut trop pour Korbinian que de voir son sénéchal chercher un appui.
-Frère-sénéchal, qu'a-t-il dit qui puisse vous mettre dans un tel désarroi ?
La voix du Champion mêlait la surprise à une forme de compassion, incongrue chez un tel guerrier. Elle piqua au vif Raimer dont les nerfs avaient été fort malmenés et qui s'en voulu immédiatement d'avoir offert le spectacle d'une faiblesse à son subordonné. Mais l'officier sut maîtriser la bouffée de colère qui lu monta à la gorge. Korbinian n'était responsable de rien. Il n'avait pas à s'en prendre à lui.
-Korbinian, fais mettre le navire en état d'alerte maximum pendant que je discute avec ce cher Gabriel quelques instants. Tout le monde à son poste de combat, batteries chargées et canons de bombardement prêts à faire feu.
-Frère-sénéchal, vous croyez vraiment que... ?
-Fais ce que je te dis. J'espère sincèrement que nous n'en aurons pas besoin mais je ne fie plus à ça désormais.
-Mais... Frère-Sénéchal... ouvrir le feu sur des frères de l'Astartes, ce serait...
-Hérétique, oui. Exactement.
Il n'ajouta rien, et Korbinian se tut.
Pendant le cours trajet qui l'amenait des geôles à la passerelle, Raimer songea à la stratégie qu'il allait devoir mettre en oeuvre au cours de la communication qui s'annonçait cruciale avec Gabriel. Devait-il attaquer tout de suite, ou se tenir sur la défensive ? Devait-il utiliser des informations que lui avait transmit son prisonnier pour mettre à mal l'argumentaire du Dark Angel ? Ou bien au contraire les garder secrètes aussi longtemps que possible ? Et surtout, devait-il vendre son prisonnier ou le garder avec lui ? Il était d'une valeur inestimable pour les Dark Angels, mais quelle valeur avait-il pour les Black Templars ? Toute la question résidait là. Tout le choix pèserait ici. C'était ici qu'était la ligne de faille, là qu'était le point crucial autour duquel tout basculait, le noeud qu'il fallait trancher et qui déciderait de toute l'affaire. Et pour décider laquelle des deux options il choisirait, il lui fallait décider d'abord qui croire entre Gabriel et le mystérieux Cypher.
Raimer entra sur le pont de commandement sans avoir précisément arrêté sa décision et sa stratégie. Il grimpa sur la passerelle, à partir de laquelle il dominait les serviteurs et les Space Marines qui contrôlaient tout le navire, qui en faisait une machine de guerre vivante consciente d'elle-même et de l'extérieur. La mine grave, il s'assit quelques instants sur le trône du commandant, et contrôla les indicateurs et les écrans des consoles qui l'environnaient. Il ne se connecta pas pourtant au navire comme l'aurait fait un capitaine attendant un combat. Dans l'immédiat il était encore une place pour la paix et les palabres avant de déchaîner les enfers.
Il se leva donc et se dirigea vers la salle du conseil dans laquelle se tiendrait la communication. Là, debout, face à l'écran, il sentit le poids de l'instant sur ses épaules. Solennellement, il réajusta sa fine moustache, l'étira un peu, vérifia que les plis de son tabard tombaient bien. S'il devait mourir, ce ne serait pas sans panache. Il affronterait la mort et Gabriel avec tout le lustre qui se devait. Il appuya sur un bouton et enclencha le commutateur.
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e visage de Raimer, barré de son élégante moustache, apparut sur l'écran de Gabriel. Les deux officiers s'affrontèrent du regard. L'un comme l'autre savaient très bien de quoi il retournait, et se jaugeaient tels deux duellistes avant de se lancer dans un corps-à-corps verbal. Dans son dos, Gabriel sentait la lourde présence menaçante de l'Investigateur Severian peser de son regard chargé de reproches et de ressentiment.
-Bienvenue, Sénéchal Raimer, prononça Gabriel.
Raimer répondit à son salut protocolaire par une formule identique. Ils n'échangèrent pas plus pendant une courte minute. Chacun cherchait à adopter le meilleur angle d'attaque en fonction de ce qu'il parvenait à deviner des intentions de l'adversaire, dans l'expression maîtrisée des yeux, des muscles du visage, des micro-rides du front de chacun. Ce fut Gabriel qui rompit le premier le silence et lança le premier assaut.
-Je n'irais pas par quatre chemins, Frère Raimer. Vous n'êtes pas un imbécile, et je vous tiens en haute estime, alors autant ne pas biaiser. Nous savons tous deux que vous avez quelque chose qui m'appartient dans vos ponts carcéraux.
-Qui vous « appartient » ? Tiens donc...
-Exactement. Qui m'appartient. Voici trois mois que je lutte pour m'emparer de cet agitateur, j'y ai perdu plus d'un tiers de mes hommes. J'estime que cette prise me revient, Raimer. Vous conviendrez qu'après tant d'efforts il est légitime que je récupère ma proie.
-C'est effectivement une demande légitime. Mais je dois vous corriger : ce n'est qu'une demande, légitime peut-être, mais une demande quand même. Il est tout aussi légitime qu'en vertu des lois de la guerre bien connue et du droit de prise, je garde mon prisonnier, ne trouvez-vous pas ?
-Les lois de la guerre ne sont que des lois forgées par ceux qui les invoquent à partir de leurs intérêts propres. Par votre expérience, vous savez mieux que moi qu'il n'y a pas de loi de la guerre dans notre univers, Frère Raimer.
-Eh bien appelez cela être bon joueur plutôt que mauvais perdant, ou encore l'amour fraternel que doivent entretenir entre eux les Fils de l'Empereur. D'ailleurs quelle importance pour les Dark Angels peut bien avoir un agitateur hérétique qui professe un message blasphémateur à destination d'une population d'extraterrestres asservis et qui n'ont jamais entendu parler de la Lumière de l'Empereur ?
-Sa seule existence constitue un affront à l'Empereur notre Père, de même que celle de son peuple d'esclaves xenos. C'est une raison largement suffisante pour intéresser les Dark Angels.
-Dans ce cas, qu'il soit puni par vous ou par moi ne change rien, somme toute ? Les Black Templars sont tout aussi qualifiés pour ce genre de besogne.
-Ils sont peut être aussi qualifiés, mais sont moins légitimes que nous à le faire. Que je sache, cela ne vous a pas coûté autant d'efforts qu'à moi. Vous comprendrez bien qu'oeuvrer sans relâche dans un effort harassant pour se voir voler les récompenses de la victoire n'est pas propice à développer « l'amour confraternel », n'est-ce pas ?
-Partageons les lauriers, mais pas le butin. C'est ça ?
-Quand le butin est aussi maigre, il n'est pas juste que celui qui en a fait le moins en ait le plus.
-Quand le butin est aussi maigre, il n'est pas juste que celui qui l'a acquis en soit dépouillé. C'est la volonté de l'Empereur qui l'a placé entre nos mains.
-L'Empereur n'est pas un dieu omnipotent capable d'influencer ce genre de choses, Raimer. Et vous savez aussi bien que moi ce qu'il s'est passé.
-Ne blasphémez pas, Gabriel, votre emportement vous égare dans des voies damnables.
-Il ne s'agit pas de blasphème, Raimer, juste de divergences doctrinaires. Mais je conçois que cela vous passe un peu au-dessus, rajouta Gabriel, assassin.
-On obtient pas grand chose avec des insultes, Gabriel, domptez un peu vos nerfs si vous voulez devenir un vrai négociateur, répondit l’autre plus assassin encore.
-Un vrai négociateur sait utiliser toute la palette des arguments dont il dispose, Raimer. Et je serais désolé de devoir utiliser un argument plus... violent...
-Allons, allons, Gabriel, revenez à la réalité. Vous n'oseriez pas ouvrir le feu sur vos Frères, n'est-ce pas ?
En réponse, Gabriel leva la main d'un geste sec à destination de Bethor qui se tenait hors-champ. Celui-ci se retourna immédiatement en direction des quatre autres vétérans et de leurs serviteurs rivés aux écrans de contrôle, pour lancer :
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-A toutes les pièces : parées à faire feu sur la cible !
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es systèmes de contrôles hurlèrent une alarme stridente, mais Raimer n'eut même pas besoin de la reconnaître pour qu'il ne sache déjà qu'elle signifiait que son vaisseau était verrouillé par les collimateurs de tir des Dark Angels. Raimer détourna la tête à gauche, et vit que l'agitation s'était emparée du pont de commandement. Korbinian monta quatre à quatre les degrés qui menaient à la passerelle et pénétra dans la pièce en trombe, sous l'effet de la stupeur.
-Les Dark Angels braquent leurs armes sur nous, Frère-sénéchal ! Lança-t-il.
Sa voix éclata avec plus de force qu'il ne l'aurait souhaitait, tant la stupéfaction d'être ainsi mis en joue par ses propres Frères le stupéfiait.
-Donne-moi plutôt la position de leurs frégates plutôt que de me crier ce que je sais déjà, le rabroua Raimer, agacé.
Il revint à l'écran. Gabriel était plus déterminé que jamais, tous les muscles de son visage, affichaient une profonde fermeté. Jusque dans son regard on lisait la volonté absolue d'aller jusqu'au bout. Raimer éclata de rage :
-Gabriel, je vous jure que...
-Raimer, coupa le Dark Angel d'une voix tranchante et glacée, je vous laisse cinq minutes pour réfléchir à ma proposition. Vous savez aussi bien que moi que vous n'êtes pas en état de résister plus de quelques instants à ma flotte, et que vous ne nous infligerez aucun dégât significatif tandis que vous-même serez détruit sans coup férir. Réfléchissez bien, Raimer : ce prisonnier est-il plus important pour votre Chapitre que vous-même et l'Ophidium Gulf ? Prenez la bonne décision, Raimer, vous avez cinq minutes.
Et Gabriel sortit du champ de vision, coupant la communication sans l'éteindre. Raimer se dégagea lui aussi du champ de la caméra. Il était à la fois profondément enragé et profondément perplexe. Gabriel allait-il vraiment aller jusqu'au bout de sa logique ? Allait-il aller jusqu'au parjure le plus ignoble et les anéantir tous même si le prisonnier lui était rendu ? Malgré tout ce qu'il avait entendu, Raimer ne parvenait pas à le croire. Il se refusait, s'obstinait à ne pas le croire, à ne pas croire en ce que l'autre hérétique enfermé à fond de cale avait insinué dans son esprit, à ne pas croire à ce qu'il voyait. Il prit appui des deux mains sur la console, son dos se courba sous le fardeau du choix qu'il devait faire à présent. Korbinian, lorsqu'il vit son chef bien-aimé ainsi écrasé, fit un mouvement, comme pour se rapprocher de lui. Raimer étendit le bras et l'arrêta de la main.
-Non, laisse-moi seul Frère Korbinian.
Korbinian s'arrêta, ravala sa salive puis tourna les talons et sortit pour s'éloigner le long du mur de vitres et se mettre en travers du chemin, défendant à quiconque de monter déranger le Sénéchal. Il regretta amèrement que le Frère-Chapelain Amaranth ait été tué par les maudites armes exotiques de ces misérables Xenos. Lui aurait su conseiller le Sénéchal et lui insuffler une nouvelle confiance. Lui aurait su le faire se redresser, rejeter le poids du fardeau plutôt que courber ainsi l'échine. Un Black Templar ne devait pas ressentir d'émotions, mais parfois elles étaient si fortes que, malgré le psycho-endoctrinement qui l'avait constitué comme Space Marine étant plus jeune, il lui était difficile d'empêcher des sentiments refoulés remonter des vestiges de sa condition humaine. Le coeur serré, il refusa le passage à plusieurs Frères qui voulaient transmettre des informations à leur commandant, et il chercha à se concentrer sur la lecture de celles-ci pour dissiper le malaise qui l'affectait.
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nfoncé dans son fauteuil de commandement, Gabriel était tel une statue de marbre, immobile, las, le visage rejeté dans la pénombre de la capuche qu'il avait tiré sur sa tête. Il ne voulait pas que l'on distingue ses traits, il voulait s'isoler du reste du monde, lui aussi, devenir impénétrable, inaccessible. Aucun de ses membres ne bougeait, il aurait tout aussi bien pu être un cadavre rigide. Rester seul avec sa responsabilité, seul face à son choix. Ou plutôt son absence de choix. Le choix, il l'avait fait bien longtemps auparavant, peut être même avant d'accepter l'aide de Raimer et de ses Templiers. Certes, à partir du moment où il s'était engagé dans la voie de la collaboration avec Raimer, il avait pratiquement condamné celui-ci à mort au cas où les choses tourneraient mal. Severian avait raison depuis le début. Il n'aurait pas du accepter. Il avait mal calculé son risque. Non seulement il avait totalement sous-estimé Cypher, mais il n'avait pas assez pris conscience du fait qu'il n'y avait pas d'autre option pour son allié que l'anéantissement s'il venait à découvrir l'existence de Cypher. A présent qu'il était face à cette réalité, que la possibilité était là, face à lui, dans toute sa matérialité, dans toute l'étendue de son horreur, Gabriel sentait la culpabilité sur le point de l'anéantir.
Mais ce choix était plus ancien encore que le jour où il avait autorisé Raimer à se joindre à lui. Il datait de l'instant fatidique où il avait accepté la charge de Grand Maître de la Troisième Compagnie. Il avait pris sur son dos la faute des Dark Angels le jour où il avait été intronisé au sein du Cercle Intérieur. Oui, la charge du commandement en était bien une, et pas mince. Lorsqu'il l'avait agréée, il avait agréé du même coup de détruire tous ceux qui, de près ou de loin, devaient avoir connaissance du péché des Impardonnés. Non. Gabriel n'avait absolument aucun choix à faire aujourd'hui. Il l'avait déjà fait huit ans auparavant, dans cette crypte. Aujourd'hui, il devait appliquer ce qu'il avait juré de faire, à mots couverts, tacitement, en acceptant de prendre pour lui l'horrible péché que certains parmi ses plus anciens frères avaient commis il y a de cela dix millénaires.
Gabriel avait juré de donner sa vie pour le Chapitre et pour protéger son secret. Sa vie lui importait peu face à la destinée du Chapitre. Sa vie, oui, mais son âme ?
Les pensées agitaient son esprit avec la violence des tempêtes Warp les plus déchaînées. Rien du masque d'ombres et de dureté qu'il s'était composé ne laissait transparaître les terribles réflexions du Maître de la Troisième compagnie. Il était seul face à sa propre responsabilité, qui l'avait entraîné jusque dans ces abysses de ténèbres. Dans un coin de la pièce, Severian l'observait sans mots dire. Son regard fixait Gabriel et le scrutait à travers ses lourdes robes et son épaisse armure. Il ne disait rien, laissant son ancien novice seul face à sa conscience, isolé, anéanti. Il tenait sa revanche.
Cela allait même bien au-delà. Il achevait de transformer le jeune Gabriel en un véritable membre du Cercle Intérieur, en un véritable Dark Angel. Severian savait pertinemment que Gabriel n'avait pas d'autre solution que de franchir l'abîme en y plongeant pour renaître comme un être nouveau de l'autre côté. Il serait là pour l'accueillir.
Mais en attendant, il ne prononcerait rien, pour laisser l'entière responsabilité de ses actes à Gabriel, pour le forcer à assumer jusqu'au bout le péché de l'ancienne Première Légion.
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aimer était exténué. La tête basse, le souffle court, il tentait de tracer la meilleure voie à prendre dans ce cauchemar pour prendre le dessus sur Gabriel. Il ne restait plus que deux minutes avant l'expiration de l'ultimatum.
-Je ne peux pas... articula-t-il péniblement. Je ne peux... pas... croire... un hérétique.
Le Templier était en proie au doute, une découverte atroce pour quelqu'un qui n'y avait jamais été exposé jusque là. Pour quelqu'un qui ignorait jusqu'au sens du mot, qu'il avait toujours mis sur le compte du manque de foi et de volonté des hommes de peu. Pour la première fois il y était confronté, dans le moment le plus tragique de son existence. Croire Cypher, c'était tout remettre en cause, tout remettre en question, tout, depuis son noviciat jusqu'aux guerres qu'il avait mené contre tous ceux qui professaient un message différent du credo impérial. Le Sénéchal se mordit les lèvres pour tenter de revenir dans la matérialité, pour essayer de se concentrer sur ce qu'il devait faire. Pour la première fois depuis qu'il était devenu un Black Templar, il était paralysé.
-Sois maudit, Gabriel. Je ne verrai pas le jour où toi et les tiens serez annihilés, mais par l'Empereur, le souvenir de cet instant te persécutera sans que tu ne puisses jamais plus trouver le repos.
Il se releva soudain, plein d'une nouvelle vitalité, d'une nouvelle fureur. Ses traits tirés étaient fatigués, mais la vigueur qui animait ses muscles était celle du Sénéchal combatif qu'il avait toujours été, et qu'il ne cesserait jamais d'être jusqu'au dernier instant. Il prit une tablette de donnée, et rédigea un message à l'adresse de l'Eternal Crusader et du Sénéchal Hellbrecht, le maître des Templiers.
-Korbinian ! appela-t-il.
Tout heureux d'être appelé, et de retrouver la voix de toujours de son Sénéchal, Korbinian fut devant lui en un instant.
-Korbinian, tu vas descendre faire libérer le prisonnier. Puis vous prendrez mon propre Thunderhawk et tu le rendras aux Dark Angels. Nous disparaîtrons ensuite de ce coin pourri de la galaxie. Prends également ce message et donne le à transmettre immédiatement par notre astropathe en code alpha.
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-Bien Frère-sénéchal, fit le Champion en s'inclinant.
Alors qu'il s'éloignait, Raimer parut sur la passerelle et ordonna de lancer les moteurs Warp et de calculer un saut en direction du plus proche avant-poste des Templiers. Puis il retourna vers l'écran de communication sans toutefois apparaître dans le champ de la caméra, et inspira profondément.
-Tu peux toujours nous détruire, Gabriel, dit-il à voix basse, mais tu n'auras fait que gagner la première manche. Notre mort n'est pas une fin, c'est un point de départ et nous serons vengés. Sois-en sûr, nous serons vengés.
Et d'un pas décidé, il reparut devant la caméra.
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e temps semblait comme figé dans la salle de commandement. Tous les serviteurs attendaient aux commandes de leurs moniteurs. Les cinq Dark Angels qui constituaient l'escouade de commandement de Gabriel regardaient tous dans la direction de la passerelle, n'attendant qu'un signe de leur maître pour agir. Gabriel, lui, ne bougeait toujours pas. Ses yeux étaient perdus dans l'espace infini qui se déployait à l'extérieur des vitres blindés qui lui faisaient face. Il savait qu'aucun de ses cinq compagnons ne critiquerait son ordre. Ils l'exécuteraient.
Il les maudit tous et se maudit lui-même d'une effroyable malédiction.
Il repensa aux sinistres jours où, par deux fois, il avait bu la Coupe du Châtiment, jusqu'à lie, lors de son initiation comme vétéran puis lors de son intronisation comme Maître. Son choix, il l'avait déjà fait à ce moment là, le jour où il s'était définitivement damné. Les Dark Angels s'appelaient eux-mêmes les Impardonnés, mais pas parce qu'ils avaient l'espoir d'être pardonnés. Non, c'était parce qu'ils se savaient impardonnables. Cette quête de rédemption serait sans fin, car trop de péchés mortels avaient déjà été commis pour effacer le péché originel. Il n'était pas de rédemption possible. Il comprenait à présent toute la signification du Banquet des Damnés. Il était bien plus qu'un rite liant ceux qui savaient et ceux qui ne savaient rien de la Trahison. Il était la plus intense des malédictions proférée, la plus impitoyable. Il en était aussi la réitération, celle qui faisait de tous les Dark Angels des damnés jusqu'à la fin des temps. Tous, sciemment ou non, devenaient des êtres impies en y buvant. Ce calice était celui de la Damnation, pas de la Rédemption. Il n'y en avait pas de possible dans une telle abjection. Et il l'avait bue, jusqu'à la lie.
-Monseigneur, nous détectons une perturbation Warp en amplification provenant approximativement des coordonnées de l'Ophidium Gulf.
La voix de Bethor tira Gabriel hors de son intense réflexion pour le replonger dans la répugnante réalité. Severian se précipita contre la balustrade de la passerelle et s'écria :
-Ils vont quitter ce système !
Gabriel se leva. Il voyait très bien ce qu'il en était, la plaie violacée qui commençait à déchirer la trame de la réalité pour projeter ses longs tentacules d'énergies psychiques pures à travers l'univers réel. Il fit trois grandes enjambées pour trouver Raimer à l'écran. Avant même qu'il n'ait pu dire un mot, Raimer l'apostropha.
-Vous avez gagné, Gabriel. Effectivement, je ne pense pas que l'intérêt de mon Chapitre trouve son compte si je gardais envers et contre-tout mon prisonnier. Je vous le restitue. Voici mon Thunderhawk personnel qui décolle en votre direction. Il vous le ramène, couvert de chaines. Adieu.
Et il coupa l'écran. Son visage disparu pour ne plus laisser qu'une paroi, qu'un mur, nu.
-Un Thunderhawk s'approche de nous, Frère Gabriel, annonça Bethor.
-Gidéon, allez prendre possession de Un-zéro-zéro, répondit-il.
-Nous détectons un flux Warp en provenance de l'Ophidium Gulf, Frère Gabriel, déclara Frère Marcus.
-Par le Lion, rugit Severian, ils vont passer une communication avant de prendre la tangente !
Gabriel ne répondit rien. Il n'y avait rien à dire. Les deux mains agrippées à la balustrade, les épaules voutées, ses yeux cherchaient presque avec désespoir un signe parmi les étoiles qui scintillaient à perte de vue au-delà des vitres blindées.
-Gabriel, ils passent une communication ! Par la fureur de Jonson réagissez !
-Paquet réceptionné, le Thunderhawk décolle pour retourner à bord de l'Ophidium Gulf, résonna la voix de Gidéon dans les systèmes de transmission de la passerelle.
Gabriel regarda une dernière fois à travers l'espace. Rien, définitivement rien. Il était seul pour affronter sa faute, rien dans l'univers ne viendrait le secourir pour porter sa culpabilité. Il avait juré de tout faire pour sauvegarder le secret du Chapitre et il était maintenant arrivé le moment suprême de mettre ses actes en conformité avec sa parole.
-Gabriel, hurla à nouveau Severian, Gabriel, il va s'enfuir ! Vous devez faire quelque chose !
-Feu de toutes les batteries, lâcha Gabriel avec juste assez de force pour que son ordre soit intelligible.
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e minuscule Thunderhawk fut d'abord pulvérisé par une bordée de lasers lourds. Le pauvre engin d'assaut n'avait aucune chance d'en réchapper à pareille distance. Korbinian n'eut même pas le temps de penser que son chef l'avait envoyé à la mort sans le lui dire. Ils n'eurent pas le temps de sentir ni de comprendre quoi que ce fut.
Au même instant, une puissante salve des batteries d'armes tribord jaillit des trois-cent bouches à feu qui hérissaient la coque du Winged Vengeance ainsi que des frégates de son escorte. Elles abattirent les boucliers de protection de l’Ophidium Gulf par la violence de leur attaque. Un fragment de seconde plus tard, l'Ophidium Gulf vibra sous les impacts des énormes canons de bombardement du croiseur Dark Angel. A bout portant, ses décharges percèrent la coque de l'infortuné vaisseau Black Templar, qui commença à se fissurer. Des débris, des corps et des matériels de tout genre s'échappèrent par les brèches percées dans les flancs du géant.
L'Ophidium Gulf répliqua, mais ses tirs désordonnés par la sauvagerie de l'attaque manquèrent de puissance et de précision, et ne causèrent aucun dégât. Martelé sur son arrière par les batteries de l'Isiah, le géant agonisait. Le Winged Vengeance prit du champ, continuant de tirer sans discontinuer sur l'épave du malheureux bâtiment. L'Isiah se retira lui aussi. Puis, parvenu à une certaine distance, le Winged Vengeance vira de bord pour faire face une dernière fois au croiseur d'attaque Black Templar et lui asséner le coup de grâce.
Resté durant toute l'action dressé face à Raimer, droit, comme au garde-à-vous, les mâchoires serrées, les yeux durs, les traits fermés, Gabriel avait assisté à la mise à mort sans cesser un instant de regarder en direction de la passerelle adverse. Raimer avait été un grand guerrier, et si Gabriel devait l'anéantir, il n'échapperait pas un seul instant à son destin : endurer cette vision d'horreur qu'il avait déclenché, endurer toute la responsabilité de son action effroyable. C'était rendre hommage, par la souffrance atroce qu'il ressentait au plus profond de son âme, à la noblesse du Black Templar. Avec une tristesse infinie, il commanda un dernier ordre.
-Tubes un à six. Feu.
Les torpilles furent propulsées hors de l'étrave et filèrent droit vers l'Ophidium Gulf. Quelques instants plus tard, les engins explosifs détonèrent et pulvérisèrent le navire dans une formidable explosion. Les volets verts de céramite tombèrent en un instant pour protéger les vitres blindées du pont de commandement des débris et des radiations des moteurs plasmas, tandis que le champ de Geller se déployait au-dehors pour ériger une barrière face au vortex Warp que Gabriel eut le temps de voir s'ouvrir pour aspirer les restes des Templiers comme un siphon.
Le Winged Vengeance trembla sous l'onde de choc Warp.
Gabriel une dernière fois avait bu le calice. Jusqu'à la lie.
-MFT-