Le timbre profond et sonore de la Grande Cloche du Winged Vengeance se répercuta le long des coursives du croiseur d'attaque, démultipliant en un lugubre écho ses six coups puissants. Le premier coup tira de leur torpeur cent-dix neufs Dark Angels. Le sixième coup en vit cent-vingt se diriger, frais et dispos, vers les réfectoires du navire, longue file encapuchonnée de bures silencieuses. Ils s'installèrent, toujours en silence, n'ouvrant la bouche que pour avaler la nourriture ultra-énergétique qui leur était servie par des dizaines de serfs du Chapitre. Seul Frère Hannibal, monté en chaire pendant que les autres s'asseyaient, remplissait son office de Lecteur auprès du Chapelain Abraxas en rappelant à la mémoire de ceux qui mangeaient quelques points importants de la doctrine, qu'il agrémenta d'un rapide sermon.
Parmi ses confrères de la Première Escouade, Gabriel écoutait d'une oreille attentive le Frère Lecteur, oreille d'autant plus attentive qu'il tentait par sa concentration d'oublier les cauchemars de la nuit précédente. A la différence de tous les autres, Gabriel était réveillé depuis bien longtemps lorsque le premier coup avait retenti. Depuis plusieurs semaines, de sombres rêves venaient hanter son sommeil et ce dernier n'avait plus rien de réparateur. De très profondes cernes creusaient des cavités autour de ses orbites et cela avait déjà attiré quelques remarques amicales. « Je veille beaucoup ces temps-ci », répondait-il simplement à toutes. Chacun comprenait ce que cela signifiait. Il n'était pas rare que certains frères se mortifient dans leurs chairs pour renforcer leur foi et les vétérans de la Première Escouade se devaient d'être exemplaires. Parfois, cette mortification allait au-delà de la simple ascèse ou veillée contemplative, et elle prenait alors la forme de flagellation. Et le dos de Gabriel était en effet maintenant tout couvert de grandes cicatrices rouges.
Pourtant, même ces exercices de pénitence et de purification ne parvenaient pas à l'empêcher de se réveiller, le front luisant de sueur, en plein temps de repos. Tous ces exercices d'astreinte extrêmes ne parvenaient pas à empêcher ses cauchemars de venir le harceler. Les veilles, les privations de sommeil, étaient autant des moyens de tenter de remédier à ces insupportables rêves par un écrasant besoin de dormir. La discipline dont il faisait usage, autant une véritable purification de son corps et de son âme pour le préparer à dormir que pour le laver de tout péché et chasser ces songes odieux. Mais rien n'y faisait.
«Use de ton nodule cataleptique » lui disait sa raison ; « Un Dark Angel ne fuit jamais » lui répondait sa conscience. Jusqu'ici, sa conscience l'avait toujours emporté. Mais les terribles privations pesaient de plus en plus sur ses épaules, et si il mobilisait toute son énergie pour rester attentif à ses devoirs et zélé dans l'accomplissement de ceux-ci, il lui était de plus en difficile de rester au niveau de ses frères dans les entraînements quotidiens aux stands de tir comme à la palestre du croiseur. Sans même parler du niveau d'excellence qu'il avait fait sien jusqu'ici. Jusqu'ici... mais depuis combien de temps déjà ?
« Cette nuit, si cela se reproduit à nouveau, j'enclencherais mon nodule » se dit-il en se levant dans le même mouvement uni que tout le réfectoire. L'ironie de ce vœu pieux, qu'il refaisait chaque matin, ne parvenait même plus à lui arracher un sourire désabusé. Les Space Marines se dispersèrent progressivement, escouade par escouade, vaquant à leurs activités matinales pendant ce long temps de transit qui devait amener la Troisième Compagnie et deux escouades de Scouts du Roc à Piscina IV. Mais, tandis que ses frères pénétraient dans la palestre privée des quartiers de l'Etat-major, le Chapelain Abraxas mit doucement la main sur l'épaule de Gabriel alors qu'il s'apprêtait à son tour à franchir le seuil.
-Gabriel, j'aimerais te parler un peu. Veux-tu bien m'accorder quelques instants ?
-Avec plaisir, Frère-Chapelain. En quoi puis-je vous être utile ?
-Je crois que c'est plutôt moi qui te serais utile. Mais ne restons pas là, un seuil de porte n'est guère l'endroit approprié pour notre conversation. Suis-moi.
Abraxas se dirigea vers la chapelle du Winged Vengeance. Ils s'avancèrent dans ce vaste espace aménagé dans le coeur du croiseur, dans lequel de nombreux cierges et luminaires brillaient de tous leurs feux et projetaient leur lumière chaude et réconfortante. A elle seule, elle suffisait à transformer ce lieu sacré et commun à tous en un sanctuaire pour les âmes meurtries de certains. Il l'emmena dans l'une des absides latérales et tourna deux chaises l'une en face de l'autre. Puis, tout en invitant Gabriel à l'imiter, il s'assit sur l'une d'entre elle. Leurs capuches, rabattues sur leurs visages, dissimulaient aux yeux de n'importe qui l'identité de l'un comme de l'autre. Mais à l'exception des serfs chargés du nettoyage et de l'entretien des lieux, personne de toute façon n'avait de raison de venir les déranger. Cependant, si leurs bures les coupaient du monde extérieur, elles établissaient un contact direct entre eux, et chacun fixait le regard de l'autre. Quelques cierges éclairaient faiblement l'abside, mais leurs yeux accoutumés à la vision nocturne n'avaient aucun mal à distinguer ceux de l'autre dans cette pénombre.
-Gabriel, commença Abraxas sans cesser de le fixer dans le bleu des yeux, tes amis s'inquiètent après toi. On me dit que tu dors peu, depuis maintenant fort longtemps, et que tu te donnes régulièrement la discipline. Tu sais que je ne suis guère favorable à cette pratique si elle n'est pas encadrée ?
-Oui, Frère-Chapelain. Mais on a peut être exagérer cette fréquence dans ce que l'on vous a rapporté.
-C'est possible, mais Frère Cupselon m'a dit quand même avoir été frappé de voir ton dos si meurtri. Et si un frère aussi respectable que Cupselon est surpris quand à la rigueur des pénitences que tu t'infliges, je suis en droit de penser que les autres bruits doivent s'approcher assez près de la vérité.
Et c'était vrai. Comment le nier ? Dix douzaines de coups chaque soir était bien plus que les flagellations habituelles de pénitence. Et rien n'y faisait, les cauchemars persévéraient aussi.
-Qu'est-ce qui te pousse à de telles extrémités, Gabriel ? Je sais bien que chaque vétéran doit donner l'exemple, mais d'aucuns murmurent que tu vas peut être trop loin. Et quant à moi, je préférais personnellement l'exemple que tu montrais... avant.
Gabriel ne répondit rien. Que pouvait-il dire d'autre ? Abraxas avait évidement raison, mais Gabriel ne pouvait rien lui dire.
-Tu peux te confesser à moi si tu penses avoir commis quelque chose de contraire à la règle ou si tu penses avoir négligé ton devoir. Je suis là pour ça. Je vois bien que ton âme est souffrante, c'est mon rôle que de la soulager.
-Je le sais, Frère-Chapelain. Je n'ai pas le sentiment d'avoir négligé mes devoirs ni quoi ce soit de ce genre. Je... j'essaie juste d'affermir ma foi car la tâche d'un vétéran est d'être honorable en toutes choses. Et si jusqu'ici la bataille des corps était mon domaine d'excellence, il me semble que la bataille des âmes méritait que je m'investisse plus.
-Mais la foi, c'est justement mon domaine de spécialité, fit Abraxas avec un sourire. Pourquoi ne pas m'avoir demandé de t'accompagner dans ta démarche ?
Pourquoi, en effet ? Pourquoi, sinon parce que le fardeau qui accablait Gabriel était tout à la fois trop lourd à porter seul et trop dangereux pour être partagé ? Il était condamné à en assumer seul la charge, condamné à se doter seul des forces qui lui permettraient d'avancer quand même malgré son poids. Le Chapitre cultivait le secret, pour ne pas dire que le secret était sa culture même. Comment alors atteindre les sommets qu'il visait sans à son tour apprendre à cacher et à supporter le lourd tribut que le secret exigeait à sa conscience ?
-Si je ne m'abuses, continua Abraxas devant son silence, il me semble que ce désir de foi s'est manifesté peu de temps après ton initiation au Premier Cercle, n'est-ce pas ? Est-ce cela qui te trouble ?
« Si seulement ! » pensa-t-il. Mais c'était bien plus que cela. Si encore il ne s'agissait que d'assumer les révélations que Severian lui avait faite ce soir-là, il s'en sentait tout à fait capable. Il n'aurait alors été question que de vengeance et de châtiment à apporter aux scélérats du Chaos. Un bien mince secret à conserver, en fait. Mais le malaise était bien plus profond, il allait beaucoup, beaucoup plus loin. On pouvait sans problème s'ouvrir au sujet d'un secret révélé. Oui. Mais qu'en était-il d'un secret qui n'était pas encore révélé, lui ? Et surtout, surtout, d'un secret aussi énorme ?
-Non, Frère-Chapelain. Il ne s'agit que d'une épreuve de foi que je m'impose. Je cherche à progresser dans cette voie-ci, afin de... de traverser toutes les épreuves.
-Quel genre d'épreuves ? répondit aussitôt Abraxas.
-Je pensais... nous avons tous une profonde affection pour notre commandant, Frère Belial. Et par ailleurs une aussi grande pour, par exemple, le Grand Maître Suprême Azrael. Si l'un d'eux venait à mourir, ce serait certainement un moment douloureux pour chacun d'entre nous. C'est à ce genre d'épreuves que je voulais faire référence. C'est notre rôle de vétérans que de montrer l'exemple aussi dans ces situations. Jusqu'ici, je n'y ai encore pas été confronté. Quand Maître Rhamiel a été tué sur Barathrum, nous étions loin, en mission, et à l'époque j'étais encore jeune. Le deuil ne m'a pas affecté comme il le ferait certainement à présent. C'est en vue de cela que je cherche à affermir ma foi.
Abraxas se renfonça dans sa capuche. Son regard disparu dans la pénombre, interrompant tout contact direct. Le croirait-il ? Si ce n'était pas le cas, les conséquences étaient incalculables, totalement imprévisibles. Il fallait qu'il le croit. S'était-il montré convaincant ? Mais ses nombreuses hésitations n'allaient pas vraiment dans ce sens...
-Tu n'es pas évident à cerner, Gabriel.
Gabriel ne répondit à nouveau rien. Cela n'appelait pas de réponses. Après encore quelques instants d'un silence profond, Abraxas soupira puis dit tout en se levant :
-Severian a raison, tu es sans doute promis à un bel avenir si tu survis d'ici là. Quel dommage qu'il ne soit pas avec nous, lui aurait certainement eu plus de réponses... enfin soit. Je pense que tes motivations sont nobles, mais un Dark Angel zélé mais fatigué n'est pas un bon serviteur de l'Empereur. Nous atteindrons Piscina dans une semaine, je souhaiterais que d'ici là tu ais cessé de t'infliger de telles pénitences car nous aurons besoin de toutes nos forces, comme dans chaque bataille.
Il posa sa main sur l'épaule du jeune vétéran et continua :
-Si néanmoins tu veux persévérer, cela ne sera pas sans que je te guide dans cette démarche. Je t'attendrais ce soir dans cette même abside. A présent, il n'est que temps pour toi de rejoindre tes confrères à la palestre. Puisse l'Empereur veiller sur toi, Frère Gabriel. Piscina n'est plus loin, et nous aurons besoin de toi au maximum de tes capacités, sois-en assuré.
-Puisse-t-il veiller sur vous également, Frère Abraxas.
*
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Le tonnerre des rafales de bolter se déchaîna quand les Frères de bataille de la Deuxième Escouade criblèrent le bâtiment d'un déluge d'ogives. Les Dark Angels rechargeaient, tiraient, se déplaçaient et se couvraient méthodiquement, mitraillant d'un feu soutenu et continu toutes les embrasures de l'immeuble. Jugeant le moment venu, le Sergent Kandaran fit signe par com-vox à l'escouade Saariel qu'elle pouvait intervenir. Le rugissement des réacteurs dorsaux se mêla aux déflagrations des bolters. Kandaran interrompit le tir de suppression à l'instant précis où les Marines d'assaut s'engouffraient dans le bâtiment en ruine, qui par les brèches des murs, qui par le toit devenu ça et là manquant. Sans attendre, Kandaran donna l'ordre à ses hommes de charger à sa suite.
Les Dark Angels se ruèrent en avant, comme un seul homme, armés de leurs longues lames de combat et de leurs pisto-bolter. Ils se précipitèrent à l'intérieur à leur tour. Le sourire narquois qu'affichait Saariel s'ouvrit et il lança à son frère d'arme :
-C'est gentil à toi, mais nous avons déjà fini le boulot, fit le nouveau sergent de la Septième Escouade.
Et pour cause. Le bâtiment était vide.
Kandaran sourit, laissa passer l'amicale pique sans y répondre et lança un message au Grand Maître Belial :
-Kandaran pour contrôle. Séquence d'attaque 32 achevée. Passage à la suivante.
Ils se retirèrent dans la salle de briefing du Winged Vengeance tandis que les parois amovibles du hall d'entraînement du croiseur laissaient place à un nouveau décor tracté par une cinquantaine de serfs. Un nouvel environnement, une nouvelle configuration du terrain, naquirent en quelques instants pendant que Kandaran et Saariel, nouvellement promu à la tête de leurs unités, s'appliquaient à détailler la prochaine mission d'exercice.
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La longue journée d'exercices s'acheva. Les frères prirent une courte douche et chacun occupa le temps libre qui à présent lui était alloué pour vaquer aux occupations de son choix. Beaucoup se distrayaient en organisant des concours, qui à la palestre, qui au champ de tir. D'autres, plus portés vers la chapelle, ou ressentant le besoin de confesser des fautes ou des manquements, se dirigeaient vers celle-ci. D'autres encore prenaient soin de leurs équipements, nettoyant, polissant, inscrivant des litanies sur leurs armes et armures. D'autres enfin lisaient des ouvrages conseillés par les archivistes du Librarium.
Gabriel avait prit l'habitude de répartir hebdomadairement ses temps libres entre toutes ces activités. Néanmoins, depuis plusieurs semaines que la fatigue l'opprimait il ne se sentait plus la force d'y participer. Une fois de plus il rompit avec ses anciennes habitudes comme il le faisait depuis que ses cauchemars le prenait, et plutôt que de se rendre au concours organisé par la quatrième escouade, il préféra rendre hommage à ses armes. Ces temps-ci il avait plutôt tendance à lire les livres qu'il avait retiré du Librarium central -il avait épuisé celui du Winged Vengeance depuis bien longtemps- mais il décida ce soir d'honorer particulièrement ses armes, elles qui l'avaient si bien servies durant cette journée. Il n'était pas plutôt rentré dans sa cellule qu'il entama les rites de l'armurier. Il s'empara d'une pièce de tissu encore immaculée et d'un flacon d'huile bénie. Puis il démonta pièce par pièce son bouclier de combat. Il nettoya avec méticulosité chaque composant, tâchant d'huile consacrée le tissu qui peu à peu se transforma en un véritable chiffon. Récitant les strophes de l'hymne associé, il remonta lentement son bouclier, avec précaution et attention, témoignant à l'artefact tout le respect qui lui était dû. Il fit de même avec son pistolet bolter. Décrassant le canon dont la bouche était noircie par les dizaines de coups qu'il avait tiré dans l'après-midi, il entreprit de le démonter à son tour et d'en nettoyer et oindre chaque composant. Cependant tandis qu'il achevait de le remettre en état, la cloche de la chapelle sonna la prière du soir et les puissantes volées de son appel résonnèrent en une requête joyeuse. Il n'avait pas encore attaqué sa pièce préférée, son épée énergétique qu'il avait gagné en intégrant le Premier Cercle.
« Tant pis, se dit-il, je mordrai sur mon temps de sommeil. Elle le mérite ».
Il se dévêtit rapidement de sa bure de travail et d'exercice pour passer celle de couleur blanche, sa bure de cérémonie. Il rabattit la capuche de cette dernière sur ses yeux, et sortit, rejoignant les Dark Angels qui cheminaient, dans le même silence religieux que ce matin, vers le lieu saint.
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Tout en se dirigeant vers la chapelle à travers le dédale de coursives, de salles et d'ascenseurs que constituait un croiseur de bataille, Gabriel repensa à ce qui le mettait mal à l'aise depuis sa dernière mission. Il s'était écoulé à peine trois semaines depuis qu'il avait été admis au sein de la Première Escouade de sa compagnie. S'il avait ainsi approché d'un peu plus près Belial, il lui semblait également être soumis beaucoup plus intimement au regard de son vieux mentor Severian. Sans pouvoir dire exactement sur quoi il fondait au juste cette intuition, il était presque certain de ce fait. A n'en point douter, le vieil Investigateur devait avoir une idée assez précise du malaise qui l'habitait. Leurs liens étaient proches, profonds, et du reste Severian devait déjà avoir guidé nombre de Dark Angels sur les mêmes chemins que lui. Sans compter que lui-même avait très certainement connu une situation similaire un jour. Ainsi, au fond de la profonde dépression dans laquelle Gabriel se débattait, l'Investigateur constituait sa lueur d'espoir. Lui aussi avait affronté semblable épreuve, et il en était sorti renforcé d'une foi inébranlable. Sans forcément aspirer à prendre sa succession en tant que chapelain, Gabriel admirait la force d'âme et le courage qu'un Severian pouvait signifier par sa seule prestance. Son absence du Winged Vengeance était donc douloureuse à double titre. D'une part, elle pouvait signifier n'importe quoi quant à la surveillance du nouvel initié. D'autre part, ce dernier se trouvait privé de lumière au moment où il en avait le plus besoin pour affronter les ténèbres qui menaçaient de le noyer. Son absence lui faisait cruellement défaut.
Gabriel avait toujours vu la Première Escouade comme un sas. Un sas, qui menait vers une carrière multiple au sein de la hiérarchie du Chapitre. Tous aspiraient à rejoindre les rangs de la Première Compagnie. Mais le chemin était long, et la Première Escouade paraissait le seuil de tous les possibles. Certains obtenaient une place de sergent-vétéran dans une escouade des compagnies de réserve. D'autres obtenaient une promotion interne et prenaient la tête d'une compagnie de combat. Parmi les plus chanceux, ou les plus distingués, rares étaient ceux qui parvenaient à l'armure Terminator dès leur promotion. Beaucoup étaient promus aides de camp dans l'escouade de commandement de la compagnie, et cela déjà était une belle récompense. Généralement, c'était parmi eux que se recrutaient les futurs membres de la Deathwing. Et plus encore, leur proximité du commandement leur faisait miroiter la possibilité d'un commandement général un jour ou l'autre.
Mais ces aspects hiérarchiques n'expliquaient pas bien la présence attentive, voire presque pesante, de rien moins qu'un Chapelain-Investigateur. Ce dernier semblait tout autant surveiller ses frères que les guider au combat. Gabriel l'avait senti dès son noviciat, et s'en était persuadé depuis qu'il avait été initié au secret du Chapitre. De plus, la structure même du Chapitre reposait sur le secret. Il le savait. Severian était là également pour faire respecter ce secret, aussi bien en choisissant ceux qui pourraient le porter, que ceux qui ne le pourraient pas. La seconde intuition qui le mettait mal à l'aise était celle-ci :n'était-il pas en train de passer une dernière épreuve probatoire cachée ? Et si Severian faisait exprès de le laisser se débattre dans les eaux périlleuses du doute, sans assistance ? A celle de la culpabilité venait s'ajouter la pression de l'échec. Car si échec il y avait à cette épreuve, c'était non seulement la fin de toute ambition, mais aussi la reconversion en serf du Chapitre, comme il pouvait en voir tant et tant arpenter les coursives du bâtiment. Au mieux, en fin de compte, ne pouvait-il espérer qu'une mort digne pour récompenser ses hauts faits et ses mérites antérieurs. Un pauvre sourire d'ironie parvint à se peindre sur ses lèvres. Ce serait sans doute la seule faveur que pourrait lui témoigner Severian, cet impitoyable...
Mais tout cela n'expliquait finalement qu'une partie de son malaise. Sa pire intuition, que corroborait largement son rite d'initiation aux secrets de la Première Escouade, était qu'à chaque degré hiérarchique devait correspondre son secret. Qu'est-ce qui attendait encore de lui être révélé ? Gabriel n'en savait rien encore, ou plutôt refusait de reconnaître la vérité. Voilà pourquoi elle revenait le harceler dans ses cauchemars depuis trois semaines. La hauteur et le décor imposant des portes de la chapelle arrêta ses réflexions au seuil du sanctuaire. Sans plus s'attarder à toutes ces questions, il se concentra sur les prières à venir et ce fut en se sentant plus serein, plus confiant, comme armé de toute sa foi, qu'il pénétra dans l'édifice.
*
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En tant que membre de la Première Escouade, il n'avait pas encore de stalle réservée dans l'abside, aussi se contenta-t-il du banc du premier rang de la nef qui lui était alloué. Celle-ci, tout comme l'abside du choeur, se remplit rapidement, et les célébrants, Abraxas et plusieurs frères qui l'assistaient dans son office, remontèrent la travée pour rejoindre le choeur. Le service commença. Tandis qu'Abraxas préparait une huile sainte et des fumigations, les frères, manipulant leur chapelet, récitaient d'une voix de basse les dix-huit cantiques du Service, entrecoupé par la Louange du Géniteur lorsqu'il s'agissait d'une petite perle, de l'Hymne de la dévotion lorsqu'il s'agissait d'une grosse. Les chapelets comptaient assez de perles pour répéter tout l'ensemble trois fois.
Une fois le chant achevé, toutes les célébrants se répartirent au bout des multiples travées et dans un bel ensemble les frères de toutes les escouades se levèrent. Puis, une à une, chacune s'avança pour recevoir une onction tandis qu'un serviteur, balançant un encensoir, environnait le frère de sainte fumée. Gabriel aspira à pleine goulée l'arôme béni. Un orgue, actionné par un serviteur rivé à son siège et son pupitre, jouait un hymne particulièrement propice à la dévotion. Le Dark Angel se laissa aller à son sentiment religieux. Il avait l'impression d'expérimenter un lien unique et privilégié avec l'Empereur. Il avait l'impression que l'Empereur se tenait parmi eux, qu'il les inspirait d'une chaude et réconfortante béatitude, un sentiment simple et naturel ancré profondément en lui. Il n'y avait rien d'autre à faire que de le ressentir, pour expérimenter ce lien au Créateur. Pas besoin de chercher des développements rationnels pour l'expliquer. Juste vivre. Juste le vivre. Comme tout était simple, parfois ! Une sensation intense de bonheur et d'apaisement irradiait de ses entrailles, tandis qu'il respirait les vapeurs sacrées et les effluves de l'onction. Il sentait l'amour filial qui le liait à l'Empereur, son père. Pour lui, cela justifiait tous les serments, et il n'aurait pas de repos tant qu'un seul parmi les Hommes ou les abominations qui hantaient l'univers agirait contre son Père. Pas de répit, pas de rémission.
Le service prit fin. Chacun des assistants rejoignit le réfectoire pour un nouveau repas. Lorsqu'il fut à son tour achevé, les Dark Angels se retirèrent pour prendre quelques heures de sommeil conquises de haute lutte. Mais alors qu'à l'ordinaire Gabriel aurait agit de manière semblable, ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Pour la troisième fois de la journée, il prit le chemin de la Chapelle.
Abraxas l'attendait au fond de l'abside. Même s'il se sentait mieux, comme bien souvent après une cérémonie, il connaissait aussi la nature de son mal et savait bien que ce bien être intérieur ne durerait pas. Abraxas l'accueillit, et le félicita d'avoir entrepris la démarche -démarche rédemptrice, ajouta-t-il.
-L'usage de la discipline doit être régulé et contrôlé, dit-il. La douleur recherchée est aussi une voie de la damnation. Nous ne devons pas rechercher le martyr pour le martyr, mais pour le service. Ôte ta bure, Frère Gabriel.
Gabriel s'exécuta, et tout en s'agenouillant il découvrit son dos. Abraxas se contint et réprima une interjection de stupéfaction mêlée d'horreur. Il avait vu bien des choses, mais pas le spectacle d'un dos aussi lacéré par le fouet que ne l'était celui du vétéran. Oh, bien sûr, il avait vu de bien plus terribles blessures mais cela, cela n'avait rien à voir. Cela réveillait en lui de biens sinistres comparaisons.
-Depuis... depuis combien de temps t'infliges-tu la discipline, frère Gabriel ? interrogea le chapelain, incapable de cacher plus longtemps sa profonde surprise. Il y a là plusieurs centaines de marques de coups !
-Pas plus de trois semaines, Frère-Chapelain.
-Trois semaines ? fit-il avec une horreur réelle cette fois-ci, trois semaines ? Mais je vois là plus de cicatrices qu'un dos ne devrait en avoir pour trois mois ! Par l'Empereur, Gabriel, qu'est-ce qui te pousse donc à agir ainsi ? Ne vois-tu pas qu'une telle pratique est terriblement dangereuse ? Terriblement dangereuse, oui, répéta-t-il pour bien mettre l'accent sur les implications profondes du mot.
Gabriel resta muet. Ce qu'il comprenait dans l'immédiat du danger, c'est qu'il avait fait un double mauvais choix, et qui plus est franchement périlleux. Pour commencer, Abraxas risquait bien de ne rien lui infliger du tout ce soir, et la perspective d'affronter une autre nuit sans le confort spirituel médiocre que parvenait à lui assurait son rituel ne l'enchantait pas du tout. Mais pire encore, Abraxas manifestait un dégoût qu'il réservait d'ordinaire pour l'hérésie, et en l'occurrence ses paroles allaient en ce sens. Et se faire accuser d'hérésie par un Chapelain n'était pas une perspective d'avenir très réjouissante non plus. Et s'il n'allait sans doute pas pousser jusqu'à ce niveau-là son aversion, il allait en revanche forcément écrire un rapport et la situation n'en serait guère meilleure.
-Je ne peux pas t'obliger à te confesser, Gabriel, répondit-il à son silence. Je ne peux pas non plus te laisser aller à de telles extrémités. Je ne peux pas t'aider contre ta volonté. Mais puisque tu es venu ce soir, je peux du moins t'aider en encadrant ta pratique. Il est certaines limites à ne pas dépasser, et tout ce que je peux faire pour l'instant est de t'aider à les franchir en sens inverse.
*
**
Il quitta Abraxas l'esprit plus en paix. Pourquoi, il n'aurait su le dire avec précision, mais le fait était qu'il se sentait mieux. Peut être était-ce dû au fait qu'il se sentait accompagner dans sa démarche, ce qui d'une certaine manière lui permettait d'agir dans un cadre sûr, accepté ? Peut être aussi cela lui permettait-il de partager un peu du poids de son fardeau ? Quoi qu'il en fut il se sentait soulagé, indéniablement. Il ouvrit la porte de sa cellule et entra.
Gabriel fit le signe de l'Aquila devant l'image de l'Empereur qui décorait le mur du fond de sa cellule, mit un genou au sol, se releva, quitta sa bure pour une simple tunique et s'assit sur sa paillasse. Il ne s'étendit toutefois pas encore. Il reprit le rite de l'Armurier là où il l'avait laissé, et nettoya avec ferveur la lame de son épée. C'est seulement une fois qu'il eut marqué son respect pour son arme favorite qu'il se permit de prendre à son tour du repos.
Il n'en trouva pas le sommeil pour autant. Depuis qu'il avait été intronisé vétéran, deux questions le taraudaient sans cesse, le traquaient comme lui-même traquait ses ennemis, sans trêve ni repos : combien de secrets le Chapitre cachait-il ainsi à ses membres ? Et surtout, qu'elle était la nature de ces secrets ? Car si à chaque honneur correspondait une progression dans ses secrets, Gabriel commençait à craindre sérieusement ce qui attendait encore de lui être révélé.
Il se rappela ce qu'il avait dit ce soir-là dans la crypte, le soir de son admission : certains secrets sont trop lourds pour être levés. Du moins, trop lourd pour certains. Le Chapitre recherchait les Dark Angels sans faille, ceux qui avaient les épaules pour porter ce fardeau et dont on était sûr qu'il ne les écraserait pas. Gabriel aspirait à être un de ceux-là. Mais en avait-il la force ? Du moins ce soir avait-il compris quelque chose : il ne servait à rien d'essayer d'y parvenir seul, avec ses seuls moyens et par la seule force de sa volonté. Au contraire. Outre qu'il était dangereux, comme le lui avait démontré Abraxas, de le croire, cela montrait aussi un profond manque de jugement. Dans ce genre de lutte, la sagesse était du côté de celui qui utilise toutes les armes à sa disposition. Le reste n'était que témérité, et pire encore, vanité. La vanité était un terrible péché, l'un de ceux qui avait conduit à la damnation éternelle les anciennes légions renégates.
Pour la première fois depuis trois semaines, c'est avec assurance qu'il se laissa glisser dans le sommeil.
*
**
C'est avec un hoquet, suivi d'un besoin urgent d'aspirer de l'air, de l'air en quantité, qu'il en émergea subitement. Le front couvert de sueur, à demi-redressé sur sa paillasse, il cherchait à aspirer à grande goulée tout en reprenant peu à ses esprits. Et peu à peu, ils lui revinrent. La chute vertigineuse dans un puits ténébreux et froid s'était achevée dans sa cellule. Ses yeux s'habituèrent rapidement à l'obscurité et il reconnu son petit univers familier, aussi nu et froid puisse-t-il être. Malgré le dépouillement total de la cellule, elle lui procurait un doux sentiment de refuge et d'abri sûr. L'angoisse le quitta progressivement. Il se leva, chercha dans l'armoire où il avait rangé son paquetage et finit par en sortir une petite bougie, consumée déjà aux deux-tiers.
Il s'approcha de l'icône de son Père, et déposant la bougie sur la table de travail, la transforma en un autel de fortune. Il prononça quelques paroles homilétiques avant de l'allumer et se mit à genou devant la petite flamme tremblotante. Il essayer de s'absorber dans sa contemplation mais rien n'y faisait et comme chaque nuit, il ne pouvait s'empêcher de repenser à ses rêves et de méditer sur ceux-ci.
Aucun n'était semblable en tous points à un autre, mais au fur et à mesure il voyait des points communs se dégager. En général, ses interrogations se télescopaient avec de vieux souvenirs d'expériences qu'il avait dû cacher, refouler au plus profond de sa mémoire de peur qu'un jour elles ne lui fassent du tort. Bien souvent, c'était l'attaque mentale de cette psyker eldar qui revenait le tourmenter. D'autres fois, celui d'un de ses vieux compagnons de noviciat transformé en serviteur décérébré. D'autres fois encore, le souvenir de cet Astartes en armure noire capturé et emporté en toute hâte par la Deathwing. Un Astartes qui portait les armes du Chapitre sur son armure -il les avait vu distinctement.
En toute logique, il devait s'agir d'un de ces Archi-traîtres de l'Alpha Légion qui se faisait passer pour un des glorieux fils du Lion, l'un de ces renégats manipulateurs dont lui avait parler Severian lors de sa seconde initiation. Mais c'était bien là que se logeait le coeur du problème. Dans cette seconde initiation.
De quelque façon qu'il retourna le problème, la conclusion était toujours la même. Cette seconde initiation n'était que le premier pas vers la révélation de secrets toujours plus dangereux, toujours plus infamants concernant une vérité si terrible qu'elle devait être cachée, enfouie à jamais sauf aux yeux de quelques rares, très rares, « privilégiés ». Si tant est qu'on pouvait considérer comme un privilège de porter le poids si lourd d'une faute pareille.
Bien qu'il chercha à la refouler toujours plus loin, cette conclusion logique revenait sans cesse avec plus de forces pour se faire accepter. Et avec elle, elle charriait toute la fange d'une vérité indicible. Les conséquences de cette conclusion était pire encore que la conclusion elle-même. Cela voulait dire que non seulement tout ce qu'on lui avait révélé jusqu'ici était faux -ou du moins n'était qu'une déformation subtile de la réalité- mais pire encore cela signifiait une chose qu'il ne pouvait accepter. Ce n'était pas Severian mais la prophétesse eldar qui avait raison.
A cette seule pensée coupable, le premier mouvement de Gabriel la veille eut été de se lever pour aller chercher son fouet. Mais cette fois-ci il resta concentré sur ses pensées, à genou devant la petite bougie qui éclairait l'icône.
« Fuir sans cesse ne sert à rien. Je ne trouverais jamais la force de supporter tout ceci si je ne l'affronte pas. Il me faut l'assumer ou périr. Je n'ai pas le choix. Si je refuse cet héritage, je deviendrais fou ou alors finirait hérétique, ce qui ne vaut pas mieux. Si je l'accepte, alors je serais un Dark Angel. Là est la vérité. »
Et il ouvrit son esprit, libérant le torrent de sa pensée qui se déploya, logique, effroyable, impitoyable, mais pertinente et véridique. La vérité, nue, était horrible à voir. Le Chapitre n'avait jamais été le parangon de loyauté qu'il affirmait avoir été. Il avait bien failli basculer dans la trahison à son tour et seul quelque chose l'en avait empêché, quelque chose que Gabriel ne pouvait exprimer avec netteté tant étaient opaques les ténèbres qu'entretenaient le Chapitre autour de cet événement, quelque chose qui toutefois avait eu assez d'influence pour maintenir le Chapitre au sein de l'Imperium.
Le raisonnement était atrocement simple, en fait, et terriblement logique; la principale faille dans la belle histoire des agents de l'Architraître étant celle-ci : pourquoi, s'ils essayaient de semer le trouble et discréditer les Dark Angels, pourquoi s'évertuaient-ils à revêtir une armure noire, et non verte ? Et une armure noire frappée de l'héraldique du Chapitre qui plus est ? Cela n'avait pas de sens, cela n'avait même aucun sens ! Alors, si ce récit ne proposait aucune explication qui pu solutionner ce paradoxe accablant, c'est que lui-même ne fonctionnait pas. Or quoi d'étonnant à ce que ce récit-ci ne fut pas plus qu'une autre belle histoire, à l'image de celle qu'apprenaient par coeur les novices et la vaste majorité de ses frères ? Oh, bien sûr, il se pouvait évidemment qu'elle contienne quelques aspects véridiques, comme la précédente, et dans la mesure où la partie entièrement nouvelle et secrète concernait précisément les renégats qui portaient l'héraldique du Chapitre, comment douter que celle-ci, justement, n'était pas plus qu'une déformation subtile mais néanmoins colossale de la vérité ? Cette vérité qui lui avait été énoncée autrefois par quelqu'un qui avait cru saper sa volonté grâce à cette révélation. Quelqu'un qui avait eu raison depuis le début : la prophétesse eldar. Évidemment, il était tout aussi possible qu'elle eu cherché à mentir effrontément. Après tout, ce n'était qu'une Xenos, on ne pouvait leur faire confiance. Et a fortiori à une eldar...
Et pourtant... de quoi le Chapitre aurait-il bien pu avoir peur au point de cacher une vérité à la quasi-totalité de ses frères ? De quoi d'autre, sinon d'une vérité indicible telle que la trahison du Chapitre, ou du moins d'une grande part des frères de l'antique Première Légion ? C'était une vérité très lourde, incommensurablement plus lourde à porter que le simple secret du Premier Cercle. Mais maintenant Gabriel savait. Il avait deviné. Tout ce qui importait à présent était de le cacher tout en servant le Chapitre et en servant l'Empereur. Peu importe à quel stade un pareil secret pourrait lui être un jour révélé, si tant est que le dernier des Cercles accepta un jour de divulguer quelque chose de semblable. Appartenir aux Dark Angels voulait dire partager sciemment ou non ce secret. Être Dark Angel, cela signifiait vivre avec cet héritage, le cacher, le porter, mais continuer de servir avec la même détermination que l'Initié. Au fond, connaître ou non ne changeait rien à son service. Il continuait d'apporter la mort aux ennemis de son Père, de son Créateur, et aujourd'hui les Dark Angels étaient irréprochables des fautes de leurs aînés. Seul l'honneur du Chapitre et la crainte qu'un nouveau schisme hérétique ne divise à nouveau les Dark Angels empêchait sa divulgation. Jusqu'ici, sans en avoir connaissance, il avait toujours agit fidèlement et loyalement envers l'Empereur. Il n'y avait pas de raison que cela s'arrête. Au contraire. Un bon service, loyal et honorable, rachèterait l'inconduite de ses ancêtres.
Gabriel laissa la bougie briller, comme pour remercier l'Empereur d'avoir su le guider et lui avoir donner la force de dépasser cette épreuve, pour le remercier de lui avoir donner à voir plus loin, à voir au-delà. Il se recoucha, et sut qu'il dormirait tranquille cette fois-ci. Il avait accepté le legs du Lion, et il était devenu un vrai Dark Angel. Il ne craignait plus rien ni personne. Ni même quelques cauchemars...
-MFT-