Multicolore, dantesque et pyrotechnique. Tel était l’environnement de Gabriel. Ou du moins le percevait-il ainsi. Les choses ne lui paraissaient plus en rien proches d’une quelconque réalité et ce depuis déjà un certain moment. Tout semblait surnaturel ! Ses sens ne lui renvoyaient plus aucuns signaux cohérents les uns avec les autres. L’espace se distordait autour de lui ou aussi bien se contractait à un point tel que l’idée même de progresser à travers cette… illusion… était totalement absurde. Agressés par des flashs visuels d’une intensité insoutenable, ses capteurs n’arrivaient plus à suivre le changement incroyablement rapide des fréquences, aveuglant presque le Dark Angel. Jamais il n’avait été confronté à quelque chose de semblable. Il avait l’impression de rêver plutôt que d’être en mission. Où étaient ses adversaires ? Où étaient ses alliés ? Son objectif ? Vers où aller ? Autant de questions auxquelles les réponses ne venaient pas.
Dans cet univers onirique Gabriel se sentait comme en léthargie. Seule sa volonté l’empêchait encore de se laisser tomber à la renverse, de mettre un genou à terre pour tenter de reprendre son équilibre. Ce simple geste lui paraissait incompréhensible. Comment un acte aussi trivial pourrait-il lui permettre de reprendre pied dans une matérialité tangible ? Tout chavirait sans cesse autour de lui, plus rien d’autre ne le maintenait debout hormis l’inflexibilité qui avait fait le renom du Chapitre.
A travers ce cauchemar, l’Astartes aperçut une ombre plus stable que les autres dans ce décor mouvant. L’ombre esquissa un mouvement gracieux et aussitôt un voile d’obscurité s’abattit sur lui.
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-Gabriel.
Ce nom sonnait de manière étrange aux oreilles de son possesseur. Comme si c’était une bizarrerie qu’il ait encore un nom. Comme si jusqu’à cette réalité là devait être niée. Comme si l’idée qu’un nom puisse désigner cet être ballotté au gré des éléments fut des plus incongrue.
-Gabriel.
Cette voix… cette voix n’avait rien d’humaine, mais semblait être belle malgré cela. Elle suscitait l’envie tant elle était agréable à entendre. Elle était chargée de sagesse et elle imposait sa volonté par le seul fait de parler, comme si ses sonorités renfermaient un pouvoir performatif. Ses appels étaient autant d’invitations à prêter l’oreille. Et il était impossible de ne pas le faire.
-Aigle-Taciturne.
Gabriel sursauta. Ce nom-ci n’évoquait plus rien pour lui, depuis bien longtemps. Il avait disparu de sa mémoire comme banni à tout jamais. Pourtant aujourd’hui il éclatait dans son esprit, il irradiait d’une lumière blanche dans les ténèbres de l’oubli. Il surgissait d’un néant que Gabriel ne soupçonnait même pas, traînant derrière lui un cortège de souvenirs anciens, des souvenirs qui s’imposaient comme s’ils n’avaient jamais disparus. Cette chasse au Grizlours avec l’homme qui fut son père. Ces nuits passées sous les fourrures au fond de la tente familiale. Ces étoiles qu’il contemplait, et ce doigt, son doigt, court et potelé comme un doigt de petit enfant qui se tendait comme pour toucher les astres, comme pour les attraper. Ce corps défiguré par un Kroxivore, étendu sur le sol, labouré par les griffes de la bête. Tous ces souvenirs brillaient à présent dans sa mémoire. On pouvait croire qu’ils ne l’avaient jamais quitté, qu’ils n’avaient jamais cessé d’être là. Et pourquoi pas ? Cette inspiration soudaine pris une allure d’évidence à Gabriel. Ils avaient toujours été là. Ils étaient dans son esprit.
-Sors de mon esprit, sorcière ! hurla-t-il au vent.
-Sorcière, moi ? En rien ! répondit la voix, un brin condescendante. Les gens de ta race me nomment prophétesse, dans votre langue. Mais ce terme ne saisit pas toute mon essence. Je suis celle qui voit. Et qui sait.
-Qui que tu sois, tu ne parviendras pas à amoindrir ma volonté.
-Le penses-tu vraiment ? Ou n’est-ce qu’une parole pour te rassurer toi-même ? questionna la prophétesse avec une nuance d’ironie.
-Tu ne sais rien. Je ne rentrerai pas dans ton jeu.
-Ah bon ? Et pourtant ne t’ai-je pas appeler par ton nom, par ton vrai nom ?
-Mon seul nom est Gabriel, sorcière.
-Tu mens, Aigle-Taciturne. Tu as eu un autre nom. Je l’ai lu comme à livre ouvert dans ta mémoire.
-Aigle-Taciturne est mort. Si tu sais tout tu devrais le savoir. Gabriel est né de sa mort.
-Et pourtant je n’ai rien inventé de ce que tu t’es complu à revoir. Tout était gravé dans ton esprit comme dans un bloc de granit. Tu n’as eu de cesse de te duper toi-même pendant toutes ces années.
-Tout cela est mort avec ce que j’étais avant, je te l’ai dit sorcière. Pourquoi s’acharner ?
-Ne t’abuses pas toi-même, Aigle-Taciturne. Ces souvenirs sont là parce que tu n’as jamais vraiment voulu les chasser de ton esprit.
-Tu me déçois pour quelqu’un qui se dit omnisciente. Tu devrais savoir que rien ne disparaît d’une mémoire, et que pourtant nous ne nous rappelons jamais de certaines choses.
-Pauvres mon-keigh. Vos facultés sont à ce point limitées que vous ne pourriez effacer à jamais un souvenir ? Quelle erreur. Ce ne sont pas vos limites psychiques mais celles de votre entendement qui vous brident. Malgré cela vous êtes tout aussi capables qu’un eldar de vider votre mémoire de ses souvenirs, seulement vous ne vous le ferez jamais consciemment tant qu’aucun de vous n’aura réussi à le faire et à l’enseigner.
-Si ta brillante démonstration visait à me faire croire que je ne voulais pas oublier quoi que ce soit d’Aigle-Taciturne, je crains fort que tu ais manqué ton but, xenos.
-Vraiment ? Et pourtant tu dois bien te souvenir à présent que tu l’as revu, que ton père était la risée des chasseurs de la tribu ? Qu’il était rossé régulièrement et qu’il se vengeait sur sa femme ?
-« Mon » père peut avoir été tel que tu le décris comme il peut avoir été un grand chef, comme il peut n’avoir été rien de tout cela. Je n’ai jamais eu de père autre que l’Empereur de l’Humanité. Aigle-Taciturne eut bien un tel père, oui, mais cela n’a absolument aucune espèce d’importance pour moi.
-Tu mens encore une fois.
Gabriel décela une nuance de colère ou d’impatience au fond de la voix.
-Tu mens quand tu affirmes cela, reprit-elle, et tu mens à nouveau quand tu dis que tu as tout oublié. Comment un humain pourrait-il oublier l’émotion de voir sa mère réduite à un tas de chair informe et infâme ? Comment un humain pourrait-il oublier la douleur, le désespoir d’une telle disparition ? Comment oublier toute l’amplitude de la colère à l’égard d’un homme qui a poussé sa femme à se jeter par misère sur une bête sauvage ? Comment le pourrais-tu, toi, que l’on a surnommé Aigle-Taciturne après cet évènement ?
-Tes efforts ne te mèneront nulle part, sorcière. Tout cela n’a plus aucun sens pour moi. Je suis Gabriel, Frère de bataille des Dark Angels, et pas un autre. Tu n’as aucune prise sur moi et tes assauts sont pathétiques.
Un cri de rage fut la seule réponse à la cinglante répartie de Gabriel, et le même voile qui déjà s’était abattu sur sa conscience se répandit à nouveau sur son esprit.
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-Tu as peur.
Dans la brume de ses pensées, Gabriel entendit semblable à un écho la voix de la prophétesse revenir à la charge. Tout tournait toujours autour de lui, il avait la sensation que son esprit était séparé de son corps, qu’il pouvait flotter tout en se regardant flotter, de même qu’une tierce personne aurait pu l’observer. Rien n’était stable mais au contraire tout était déséquilibre. Et c’était à travers ce brouillard des sens que l’eldar se portait à l’attaque.
-Tu as peur.
-Les Space Marines ne connaissent pas la peur. Ils sont la peur.
-Belle réplique mais trop orthodoxe à mon goût. Au fond de toi quelque chose te fait peur, je peux en sentir le goût âcre à travers tes pensées.
-Tu te heurteras à un mur comme la fois précédente, la veille, sors de mon esprit !
-La veille ? Certes, selon vos standards tu peux me qualifier ainsi. Ta remarque suinte la peur que je ne trouve quelque chose au fond de toi. Tu te trahis, Gabriel.
-Si tu m'appelles par mon nom, c'est que tu concèdes ta défaite, misérable xenos.
Une nouvelle gifle psychique et Gabriel sombra dans le noir.
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-C’était un Ange Déchu.
A nouveau, l’eldar persiflait dans son crâne. Dans cette sorte de comas dans lequel il était plongé, le son et la délicatesse de la voix le rattrapait dans la vertigineuse chute que Gabriel semblait faire, sans qu’il ne lui soit possible de s’arrêter d’aucune façon ou de rencontrer quelque obstacle qui y mette fin.
-Je ne vois pas de quoi tu parles.
-Bien sûr que si, au contraire. Cet Astartes sur Ellébore, qui portait cette armure noire si ancienne, frappée aux armes de tes frères, bien sûr que tu t’en souviens.
-Aucunement.
-Oh que si, tu t’en souviens, et je lis à travers tes pensées que tu as souvent cherché des réponses, bien que tu n’ais jamais interrogé quiconque de tes frères à ce sujet. Cette réponse je la connais, et je te l’ai donnée.
-Je n’en crois rien, infâme xenos.
-Mais si, au fond de toi tu sais que j’ai raison. Sinon comment expliquer la vieillesse de l’armure, comment expliquer l’épée ailée de ton Chapitre qui l’orne ? Ne t’ais-tu pas déjà fréquement demandé pourquoi personne n’en parlait jamais, et pourquoi tu as su d’instinct qu’il ne fallait pas en parler ? N'est-ce pas ?
-Tu cherches à nouveau une prise sur moi, en me faisant perdre la raison. Tu n’y arrives pas.
-C’était un Ange Déchu, Gabriel, un des compagnons du Lion qui l’ont trahis après la Grande Croisade, quand le petit prophète que vous appelez l’Empereur a triomphé de celui que vous nommiez Maître de Guerre.
-Aucun des Dark Angels n’a jamais trahi. Nous sommes les Aînés des Legio Astartes, nous sommes les Prétoriens de l’Empereur. Aucune légion n’a jamais été aussi fidèle à notre Père. Ce que tu prétends n’est qu’un tissu de mensonge.
L’influence maligne de la prophétesse s’étendait malgré tout plus loin que Gabriel ne l’eut voulu. Les questions qu’elle soulevait n’étaient pas sans valeur. En fait, elle n’avait rien fait d’autre que de lui relire ce que lui-même avait écrit dans une partie de sa mémoire et voulu oublier sans y parvenir. Elle excavait à présent ces douloureuses interrogations des tréfonds de sa conscience. Il ne parvenait pas cette fois à trouver de solution pour contrer cette attaque.
-La moitié de la Première Légion a trahi son Primarque parce que celui-ci avait déjà semé en son sein depuis longtemps les germes de la trahison que sont défiance et secret. Luther, son frère de sang et son meilleur ami, n’a eu qu’à faire pousser ces graines. Oseras-tu prétendre que la défiance et le secret n’ont pas de place dans ton âme ? Que toute ton éducation ne t’a pas préparée lentement à intégrer la possibilité d’une telle trahison ?
Tout était noir autour de lui. Gabriel n’avait plus d’armes pour lutter. Malgré l’horreur qu’il y avait à le reconnaître, il percevait intuitivement que tout ce que lui disait la sorcière était vrai. Cela allait pour lui au-delà de l’entendement et pourtant il savait qu’elle avait raison. Cette fois-ci, la xenos allait gagner son combat.
-Jamais ! hurla Gabriel. Jamais, tu entends ! Tu ne me feras pas céder ! Je refuse de t’écouter !
-Tu le refuses parce que je te fais mal, et je te fais mal parce que j’appui sur un fer que tu t’ais toi-même planté dans le cœur. Tu as perdu ta belle arrogance, n’est-ce pas ? N’est-ce pas là la preuve la plus éclatante que j’ai raison ?
A bout de souffle, le Dark Angel ne savait plus que répondre. La fatigue de tout son être était venue à bout de sa volonté. Il allait céder quand un sursaut d’orgueil lui fit relever la tête.
-Le xenos usera de tous les moyens pour détruire l’Humanité, récita-t-il, la violence tout comme la trahison sont ses armes. Défiez-vous de ses mensonges, combattez le fer par le fer, combattez le feu par le feu. Le xenos usera de tous les moyens pour détruire l’Humanité. Tu ne m’auras pas, sorcière ! Seule ma volonté me guidera et soutiendra mon corps meurtri. Tu ne la détruiras pas.
-Et pourtant je l’ai vu de mes yeux. N’as-tu pas reconnu toi-même que j’étais vieille ?
-Tout cela n’est qu’un fatras de mensonges, tout cela n’est qu’un écheveau machiavélique dans lequel tu me pousses et dans lequel la fatigue que tu m’as infligée a presque réussi à me faire tomber. Mais tu as encore échoué. Ma volonté est plus forte que tes élucubrations !
Un nouveau cri de rage explosa dans son esprit et il lui semblait que son cerveau allait éclater sous la violence sonore, que toute son âme allait se volatiliser aussi simplement qu’un coup de vent balayerait une fumée. Gabriel adressa une prière à l’Empereur et se recommanda à lui. Au fond de l’horizon de ténèbres qui brillait devant ses yeux, il vit une lumière, qui allait grandissante, grandissante, s’approchant à une vitesse hallucinante de lui. L’Empereur l’accueillait dans sa bénédiction…
-Gabriel !
La voix était lourde, grave, puissante. Elle ne ressemblait plus en rien avec celle de l’eldar. Elle était bienveillante.
-Gabriel ! Ah ! Enfin tu ouvres les yeux, Frère ! Je n’y croyais plus !
Une lumière crûe lui sauta au visage, l’aveuglant complètement. Plissant les yeux, il distingua une forme sombre, massive et qui semblait penchée sur lui. Sa vue mit un certain temps à s’ajuster à la luminosité. Enfin, il reconnu l’Apothicaire Gideon. Derrière lui, un carrelage de larges dalles blanches reflétait le puissant éclairage des néons. Il reconnaissait cette salle. Elle se trouvait dans les ponts-hopitaux du Wing Vengeance.
-Bienvenue parmi les tiens, Gabriel.
-MFT-